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Un Rédacteur Factornews vous demande :

 
INTERVIEW

Causerie au coin du feu avec Rami Ismaïl (Vlambeer)

Moutrave, Hell Pé & Nicaulas par Moutrave, Hell Pé & Nicaulas,  email
Entre deux conférences de la GDC, j’aperçus un tweet de Rami Ismaïl, où il disait à peu près ceci : “Je suis à la press room, y’a pas un rat, on s’ennuie trop”. Mon sang n’a fait qu’un tour : la moitié de Vlambeer qui se fait chier dans une press room ! Je voulais simplement l’interviewer sur son œuvre passée que j’appréciais beaucoup, et en savoir plus sur ses sensibilités de développeur ; mais très rapidement, Rami a pris les rênes de la discussion et en a fait quelque chose de... différent. C'est à grand-peine et avec l'aide de Nicaulas que je suis parvenu à reconstituer les bribes les plus intéressantes de cette conversation de près d'une heure qui s'est tenue entre nous trois, Rami, moi-même et Clémence “Moutrave” Maurer (Square-Enix Montréal, et aussi membre des forums Factornews), sans qui Rami se serait peut-être lassé plus rapidement de mon anglais de supermarché. Attention, ce qui suit comporte des spoilers de Spec Ops The Line, les trois Modern Warfare, Hotline Miami, Ridiculous Fishing et la filmographie de Christopher Nolan. Entre autres.
L'enregistrement n'avait pas encore commencé, mais j'imagine que j'ai entamé cette causerie en demandant à Rami Ismaïl qui il était, puisque sa première phrase enregistrée est celle-ci :
 
“Euh, je ne sais pas. Je suis un développeur, mais je suis aussi… une sorte de figure publique indé, ou quelque chose comme ça ? J’sais pas. J’en ai aucune idée, mais ça aide les gens, alors j’adore ça.”
 
Rami n'est pas seulement l'un des deux fondateurs de Vlambeer : c'est aussi un globe-trotteur qui participe à un maximum de rencontres vidéoludiques à travers le monde, où il donne souvent des conférences.
“Je ne fais jamais deux fois la même conférence. Elles sont toutes improvisées à chaque fois. Genre, je n’avais pas de script pour la conférence que je viens de donner."

 
Récemment, il était à Montréal, là où bosse Moutrave. Ils se sont mis tous les deux à parler de trucs canadiens.
 
Rami : Montréal en hiver, c’est une mauvaise idée. Je ne savais pas que les poils de nez pouvaient geler. Tu peux les sentir quand tu respires. Ce n’est pas normal ! Mais c’est fascinant. J’ai eu un peu le même genre d’expérience fascinante en Chine, quand ils m’ont fait manger des œufs de cent ans.

Moutrave : C’était bon ?

Rami : Non. C’était mauvais. Très mauvais.

Moutrave : Et l’odeur ?

Rami : De l’ammoniaque. Et tu sais c’était quoi le pire ? Le blanc d’œuf, il a toujours un aspect de blanc d’œuf, sauf qu’il est noir. Et le jaune est tout gluant, et ça a un goût de… fœtus mort-né de poulet, ou quelque chose comme ça. C’est épouvantable.
Après m'être assuré que Rami n'avait jamais goûté les œufs bouillis dans de la pisse, j'ai commencé par lui parler de jeux vidéo.
 
LP : Première question, on dit “A, A, A” ou “Triple A” ?

Rami : Je dis Triple A.

LP : OK.

Rami : Je dis aussi Quadruple A et Double A.

LP : Qu’est-ce qu’un Quadruple A ?

Rami : C’est quand les éditeurs de triple A devaient trouver quelque chose pour dire que leur jeu était meilleur que du triple A, alors ils se sont mis à dire quadruple A.

LP : Ça se dit réellement ?

Rami : Ça se dit réellement, je crois que c’est Naughty Dog qui ont sorti ça les premiers. Étonnant, pas vrai ? Naughty Dog est une drôle de société. Tout le monde rêve d’y bosser pendant des années. Et puis ils y bossent pendant des années et ils sont genre “Bordel de merde, cassons-nous de là tout de suite”. Ils ont un turnover gigantesque et tout le monde se casse à l’issue de chaque gros projet.
 
À ce moment, je lui ressors la vanne que j’avais faite à l’E3 sur le prochain God of War, “un jeu Neil Druckmann”.
 
Rami : Non non, c’est un vrai truc, et on a un mot pour parler de ça : la papaisation (daddyfication) des jeux vidéo. C’est l’idée selon laquelle un certain nombre de game designers et de développeurs, principalement les vétérans, sont devenus papas. Et donc, leurs jeux parlent davantage de la parentalité.

Je lui réponds que c'est quand même devenu un peu cliché ; or, les clichés, Rami en connaît plein.
Rami : La bombe atomique qui rend tout acceptable, c’est une de mes ficelles narratives préférées. En gros, les deux premiers tiers du jeu, les deux premiers actes, tout ce que tu fais c’est assassiner des gens, parce qu’ils pourraient éventuellement faire quelque chose de méchant. Mais pour justifier cette violence, il faut que les méchants fassent quelque chose de vraiment méchant. Du coup, la plupart des FPS militaires vont faire sauter une bombe atomique à la fin du deuxième acte, juste pour prouver que les gens sur lesquels tu tires étaient bel et bien méchants et qu’il fallait bien leur tirer dessus. Dans Modern Warfare 1 ils font ça, dans Modern Warfare 2 ils font ça... dans Modern Warfare 3, ils dérapent totalement et font juste tout exploser.

Moutrave : Ils font péter toute la ville, c’est ça ?

Rami : Ils font tout péter. C’est ça que j’adore dans ce jeu. Tu vois, Modern Warfare 1 était fantastique à tous les niveaux. Dans ce jeu-là, ils ont fait quelque chose que personne n’avait jamais fait avant : ils tuent ton personnage, et le remplacent aussitôt par un autre. Normalement, quand tu meurs, tu recharges la partie et tu recommences ; mais pas cette fois-là. Quand tu meurs dans l’explosion atomique, ton perso meurt pour de bon et est remplacé. Et tout le monde était genre [il fait ça avec son visage : :-O] “ooh mon dieu, un changement de point de vue !! mind blown!!” Du coup, dans Modern Warfare 2, ils se sont dits : on doit faire plus fort que ça, on doit faire plus grand. MW2 a donc sept personnages qui meurent. Et ils font péter la Station spatiale internationale. Arrivé au 3e jeu, ils se sont dits : comment peut-on faire plus balèze que l’explosion de l’ISS ? Alors ils te mettent une bataille dans toutes les villes du monde : t’as une bataille à New York, une bataille à Berlin, une bataille à Paris… et y’a une scène où la Tour Eiffel s’effondre sur elle-même, et à ce moment-là j’en avais plus rien à foutre.

LP : Dans Spec Ops The Line, c’est le joueur qui déclenche le moment “bombe atomique”.

Rami : Le truc marrant avec Spec Ops The Line, c’est que je trouve que le phosphore blanc était le passage le plus faiblard du jeu. Genre, je sais ce qu’il va se passer, je n’ai pas envie de faire ça, je n’ai plus qu’à arrêter le jeu.

Moutrave : J’ai essayé de voir si t’étais vraiment obligé de faire ça pour avancer. J’ai attendu sur place, j’ai essayé de contourner le truc, et en fait, tu peux pas…

Rami : Tu ne peux pas forcer le joueur à faire quelque chose contre sa volonté, et ensuite le punir. Ce n’est pas comme ça que ça marche. Y’a tout un tas de recherches fascinantes sur l’agency du joueur ; par exemple, pour tout ce qui est petites actions dans un jeu, le joueur va en endosser la responsabilité même s’il ne les a pas commises. Y’a cette étude de 2012, je crois, vraiment fascinante, où ils te montrent un jeu qui recharge tout seul quand le chargeur est vide, mais qui propose aussi un bouton de recharge ; certains joueurs utilisent ce bouton, d’autres la recharge auto ; et quand tu montres aux joueurs des vidéos de leurs parties, ils répondront toujours que c’est eux qui ont rechargé manuellement, même s’ils ne l’ont pas réellement fait. Ils pensent cela parce qu’il y a une suggestion à l’origine de cette action. Dans Spec Ops, il n’y a pas de suggestion : c’est juste ce que votre personnage fait. Le jeu essaie de séparer le personnage du joueur, mais à ce stade, ils sont trop éloignés : c’est le personnage qui a fait cette chose horrible, pas moi.

LP :  Dans le jeu, le personnage se plaint sans cesse de Konrad, “tout est de la faute de Konrad”, “je vais buter ce salaud de Konrad”, et arrivé à la fin, surprise, Konrad n’existe pas, c’était dans ta tête !

Rami : C’est intéressant, parce qu’un de mes jeux préférés est Hotline Miami, qui traite de sujets très similaires ; mais le meilleur moment du jeu est lorsque vers la fin, votre personnage exécute le boss de fin tout seul. Un seul tir que vous ne contrôlez pas. Un moment anticlimatique, mais un moment parfait : du génie narratif. J’adore quand les jeux vidéo jouent comme ça avec l’agency du joueur ; c’est un domaine où il reste tant à exploiter.
[...]
Tout notre médium est de la poudre aux yeux (smoke and mirrors). C’est ce que nous faisons. Nous faisons croire aux gens qu’une suite de un et de zéro retranscrits à travers un écran est un monde dans lequel ils jouent activement un rôle. C’est du bullshit. C’est du bullshit délicieux, mais du bullshit quand même. Il y a tant de choses à dire là-dessus, je n’ai pas envie de retourner en 2012 et de parler à nouveau de dissonance ludo-narrative… J’adore cette expression, genre “je vous en prie, ne parlons pas de dissonance ludo-narrative…"

Moutrave fait alors remarquer que quand elle était immergée dans un bon jeu, elle ne prêtait pas forcément attention aux petits détails qui dévoilent l'illusion. Rami, lui, n'a apparemment pas cette chance.

Rami : Je pense que j’ai perdu ça. Je remarque le bon et mauvais, je vois les ficelles, mais je ne ressens plus la magie. Je vois la magie, mais dans le processus ; je vois le truc du magicien. Je ne peux plus jouer à des jeux avec mes amis, je ne peux plus aller au cinéma avec mes amis. La dernière fois que je suis allé au ciné avec des potes, c’était pour The Dark Knight, et y’avait cette scène où le Joker balance la tête d’un type sur un crayon. Mes potes étaient tous genre “oh mon dieu, t’as vu ça, comment c’était brutal”, et moi je leur ai dit “les gars, vous avez vu le plan d’ouverture ? Vous voyez, le travelling très lent, ces immeubles de verre, la musique dissonante qui met en place le thème du Joker, et à un moment donné la fenêtre explose, et je crois qu’ils ont utilisé un…” et là ils m’ont dit “Rami, ta gueule.” Ils étaient tous à s’extasier sur le Joker qui transperce la tête d’un mec avec un crayon, et j’étais genre “oui oui c’était cool, mais voyez…”
[...]
Je dois admettre que l’œuvre de Nolan ne va pas en s’améliorant. Ses meilleurs films sont derrière lui. Lentement mais sûrement, il perd son talent. Dans ses anciens films, Nolan n’avait pas peur de poser des questions sans y répondre. Dans Inception, il ne fait plus trop ça, mais il ose quand même finir le film sur un point d’interrogation, avec la toupie. Mais avec Interstellar, il est genre “T’as compris ? T’as compris ??”
 
Moutrave : Je crois que c’est justement ça qui fait que les gens ont bien aimé Interstellar, non ?

Rami : Je vais te dire : tu vois le moment où il tombe dans le trou noir ? T’arrêtes le film là. Fin du film.

Moutrave : J’ai pensé pareil mais plus tard. Quand il est coincé dans cette sorte de bibliothèque, je me disais que ça pourrait finir là, une fin terrifiante, mais cool. Sauf qu’il faut ensuite qu’il explique ce qui se passe…

Rami : Un robot ! Un robot lui explique où il se trouve !!! Comment tu peux avoir aussi peu foi en ton public, quand t’as un robot off-screen qui explique au public ce qui est en train de se passer ?

LP : Pourtant, il me semble que Nolan faisait ça dans Le Prestige. Il y a un mystère, et à la fin il en donne l’explication.

Rami : C’est vrai, mais je pense que dans Le Prestige, le mystère n’est pas le sujet principal du film. Ça parle plus de la façon dont on pose un mystère, c’est un méta-film…

LP : C’est un film de Nolan à propos des films de Nolan, en fait.

Rami : Oui ! C’est une excellent manière de décrire ce film !
 
Puisque Rami semble très pointu sur la narration dans les jeux et dans les films, je lui demande si à Vlambeer, studio réputé pour ses jeux d'action typés arcade, on songe parfois à faire des choses plus narrativistes.

Rami : Je considère qu’il y a trois thèses à la base de chaque jeu Vlambeer : premièrement, pouvons-nous faire un jeu intéressant pour les game designers ? Ce n’est même pas une question en fait, c’est simplement ce que nous faisons : des jeux pour développeurs, pour que les devs jouent à ces jeux, et en repartent en ayant vu quelque chose de neuf, en ayant appris quelque chose qu’ils ne connaissaient pas. Je pense que c’est surtout Jan [Willem Nijman, l’autre moitié de Vlambeer] qui incarne cet esprit, il ne veut tout simplement pas reproduire des designs. Dans Super Crate Box [sorti en 2010], il y a cette mécanique nouvelle, tu ramasses des armes aléatoires, et l’idée a été d’en faire la mécanique centrale d’un jeu d’arcade. Ce n’est pas très courant de voir un jeu d’arcade qui introduit un concept neuf et qui en fait sa mécanique centrale.
 
La deuxième thèse est : que pouvons-nous faire, d’un point de vue business, qui n’a jamais été fait avant ? Ça c’est mon domaine. Quels business models, quelles approches, quel marketing ; que pouvons-nous faire de jamais vu qui pourrait être intéressant ? Pour Nuclear Throne, nous avons été le premier studio du monde à faire du livestream du développement [voir l’épisode 4 de la Factor Late Week à ce sujet], mais aussi à vendre notre jeu sur Twitch. C’est le seul jeu au monde qui pouvait être acheté sur Twitch. Twitch n’aime pas qu’on rappelle ça, ça donne l’impression qu’ils se sont écrasés... mais nous sommes le seul jeu vidéo au monde qui fait ça, et nous sommes le seul jeu vidéo au monde qui a eu le droit de faire ça, parce qu’après que nous l’ayons fait, Twitch nous a dit “ne le faites pas”, et on leur a répondu “certes mais on le fait déjà, et on a fait la promesse de continuer, sinon on coupe le stream” et ils étaient genre… “ok vous pouvez continuer”.
 
La troisième thèse est : pouvons-nous raconter une histoire ? Les jeux Vlambeer ont toujours une histoire. Il y en a tout le temps une ; c’est juste qu’on n’aime pas la “raconter”. Honnêtement, nous sommes mauvais à ça. Nous sommes très forts pour élaborer des histoires, pour les ancrer dans des mondes ; Super Crate Box est intéressant à cet égard parce que la plupart des gens ne se disent pas que c’est un jeu narratif. Il y a trois niveaux : l’usine de construction, le silo de la fusée et le niveau sur la lune. Quand on y pense, c’est une progression très naturelle. Tu commences dans une usine où ils semblent construire quelque chose ; tu te retrouves sur une fusée qui va forcément aller quelque part, et tu finis sur la lune. Ce n’est pas une grande histoire intelligente, c’est juste suggérer un monde qui a une cohérence, avec une progression… et dès le départ, nous essayons de raisonner comme ça. On écrit le background, les personnages, le monde - pas parce que nous nous en servons de manière explicite, mais parce que nous ne voyons pas comment faire un jeu sans comprendre dans quel genre d’univers il prend place. Ridiculous Fishing, par exemple, c’est une des mes histoires préférées. C’est un mec, sur son bateau, qui, clairement… il ne perçoit pas exactement le monde tel qu’il l’est. J’veux dire, tirer sur des poissons à la mitraillette ?? Ce jeu s’appelle bien Ridiculous Fishing après tout. Mais quand on regarde de plus près, il y a beaucoup de détails ; si tu regardes le téléphone du personnage… tu as vu de quoi il est fait, son téléphone ?

LP : Oui, il a l’air d’être fait... en bois ?

Rami : En bois, voilà. C’est juste du bois. Il n’y a pas de téléphone. Le téléphone n’est pas réel.

LP : C’est pour ça que tous ses amis Twitter sont des oiseaux ?

Rami : Les oiseaux, ça ne tweete pas. Tout ça se passe uniquement dans sa tête. La seule chose réelle dans tout le jeu, c’est la fin.

LP : Il y a donc bien une fin à ce jeu ?

Rami : Il y a une fin. Et ironiquement, c’est à propos d’un papa.


 
LP : Ah mais oui je m’en souviens ! Le dernier poisson, c’est son papa congelé !

Rami : Il le pêche, il l’envoie dans l’espace, et ensuite il lui tire dessus. Il "brise la glace" [sic]. La chose amusante, c’est que tous les événements de l’histoire de Ridiculous Fishing se déroulent pendant le générique de fin. Tu as le générique, et puis y’a cette cutscene qui te raconte tout. Nous n’avions jamais essayé de raconter une histoire après la fin d’un jeu, on n’avait jamais vu d’autres jeux faire ça, te dire “fais tous les trucs ; oh et voilà pourquoi t’as fait ça”. Mais on voulait essayer ! On voulait voir si on pouvait le faire, et il s’avère qu’on peut, et que beaucoup de monde nous en parle, encore aujourd’hui, en nous disant “c’était un beau moment, je ne sais pas pourquoi ça me touche autant” et nous, on sait : tu viens juste de passer douze heures à faire quelque chose en échange de rien juste pour apprendre que ce personnage a de l’importance dans le récit, et là ça fait tilt : ça a beaucoup d’importance pour toi aussi. Ridiculous Fishing est un de mes exemples préférés, mais tous nos jeux font quelque chose comme ça.
[...]
Si tu dois faire quelque chose que quelqu’un d’autre a déjà fait avant… je n’en vois pas l’intérêt pour moi. Ça peut être un exercice intéressant, genre : est-ce que je peux faire ceci, mais en bien ? Un truc que j’aurais beaucoup aimé faire, c’est ce qu’a fait Brendon Chung, le mec de Blendo Games. Tous ses jeux se passent dans cet espèce d’univers steampunk, une sorte d’années 1960 alternatives, avec des zeppelins, de la haute technologie… tout ça, mais en bizarre. Et la marque de fabrique de Brendon Chung, c’est sa façon d’incorporer des concepts cinématographiques dans les jeux vidéo [oh tiens, c’est le sujet de l’épisode 6 du FactorCast !]. Ainsi, Thirty Flights of Loving [sorti en 2012] est, je pense, un des jeux les plus révolutionnaires auxquels j’ai joué. C’est un jeu à propos d’un cambriolage, le personnage principal va voler des trucs avec son équipe... et ce jeu utilise un smash cut. Comme au cinéma. Et pas dans une cinématique, non non : t’es en train de jouer, tu fonces dans un couloir, et tac : t’es à l’autre bout du couloir, toujours en train de courir. Il ne te montre pas en train de dévaler le couloir. Ça ne l’intéresse pas de te montrer en train de dévaler le couloir : il veut te montrer entrer dans un couloir, et l’instant d’après, t’es face au canon d’un flingue pointé sur toi par un type en qui tu avais confiance vingt secondes plus tôt. Et tu n’as même pas le temps de te demander “whoa whoa whoa, qu’est-ce qui s’est passé ?” : cut à nouveau. Le jeu coupe. Je n’ai jamais vu de jeu couper avant ! J’ai vu des jeux faire des fondus, accélérer, ralentir le temps, j’ai vu tout ça. Mais je n’avais jamais vu de hard cut. Quel jeu a fait un hard cut avant ?

LP : C’est une sorte de téléportation, un peu ?

Rami : Mais ce n’est pas juste de la téléportation, c’est une progression dans le temps. Ou même, dans certains cas, dans ce jeu, ça te renvoie dans le passé.

Moutrave : C’est une ellipse en fait.

Rami : C’est comme dans un film ! Dans un film, on ne te montre pas tout ce qui se passe, on ne te montre pas des personnages simplement traverser un couloir. On le fait dans les jeux vidéo, parce qu’on a du pacing, et qu’on a besoin de pacing, parce que c’est interactif. Et Brendon est genre : non, voilà ce qu’on va faire, on va raconter une histoire à chaque seconde du jeu. Et on va faire ça en coupant tout ce qui est du pacing. Et c’est tout : pas de pacing, juste des rebondissements, des rebondissements qui s’enchaînent. Thirty Flights of Loving, je le recommande à 100%. Et le dernier jeu de Brendon, Quadrilateral Cowboy, la façon dont le monde est construit… c’est phénoménal, vraiment. Mais attention, en soi, le pacing, pouvoir se balader partout, c’est cool aussi ! Tu sais ce qui m’agace dans Limbo ? Limbo aurait dû être Inside. Tu peux jouer à Limbo et tu peux ressentir ce qu’ils avaient essayé de faire…
 
LP : Vous voulez dire que Limbo est un brouillon d’Inside ?

Rami : Limbo est une version ratée d’Inside. Inside est vraiment bon. Limbo est un jeu unique, avec une atmosphère intéressante, révolutionnaire en son temps sur beaucoup d’aspects… tu y joues, tu peux voir ce qu’ils voulaient faire, ce sentiment oppressant d’incertitude, cette obscurité, et au lieu de ça… Vous avez fini Limbo ?

LP : Moi j’ai fini Limbo.

Rami : J’ai pas fini Limbo. J’ai regardé la fin. Je peux vous dire qu’il y a beaucoup de monde qui n’a pas fini Limbo. Limbo ne vous laisse jamais l’opportunité de marcher. C’est comme s’ils s’étaient mis à stresser, ils ont fait ce jeu magnifique sur la marche, l’obscurité, la tension… et là, le jeu a peur de marcher, de fonctionner tout seul. Vous savez ce que fait Inside et que Limbo ne fait pas ? Inside vous laisse marcher. Dès le début du jeu, tu as ce magnifique champ de maïs, et ça dure quarante putain de secondes ! Juste de la marche ! Tu ne vois même pas ton personnage, tu vois juste le maïs bouger !  Et c’est un des meilleurs moments du jeu, tu te contentes de marcher, et tu te dis : ce champ de maïs est immense, où suis-je, qu’est-ce qui m’attend après ce champ, qu’est-ce qui m’arrive, qui est mon personnage…? Tu as tout ce temps-là pour réfléchir. C’est super.

Lorsque soudain, Rami nous explique qu'il est fan de No Man's Sky. Juste au moment où des journaleux affamés se précipitent sur le buffet derrière nous en faisant un boucan de tous les diables. Je n'ai réussi qu'à sauver un morceau de la discussion :
 
Rami : Dans No Man’s Sky, tu as toute cette mythologie, très très vaste, avec plusieurs races dans l’univers qui s’interrogent sur sa création… et le but du jeu est de se rendre au centre de l’univers. Et le jeu suggère que ce centre de la galaxie abrite un ordinateur, l’ordinateur qui contrôle cet univers. Il y a quelque chose de très curieux à propos de No Man’s Sky : tu passes une bonne partie de ton temps à essayer d’atteindre le cœur de l’univers, mais le jeu suggère que tu es toi-même une sorte d’anomalie, une exception : tu disposes d’agency, de libre-arbitre, contrairement à tout le reste. Quand tu y penses, le jeu entier est une simulation ; c’est une construction mathématique déterministe. Mais il y a un autre truc curieux sur No Man’s Sky, c’est l’Anomalie ; c’est une grosse orbe que tu peux croiser dans l’espace, et où se trouvent deux personnages, toujours les mêmes personnages quelque soit la partie que tu joues. La question que j’aimerais poser à Hello Games, c’est : est-ce que cette orbe est déterministe ? Parce que cette orbe est présentée comme une anomalie, et les deux personnages qui s’y trouvent sont également présentés comme des anomalies. Ne serait-ce pas génial si l’univers entier était déterministe, excepté cette anomalie ? Ce ne serait pas, genre le meilleur [mot rendu inaudible par un tintement de couvert] qu'on ait jamais vu dans un jeu vidéo ?

LP : Mais ça, on ne peut pas le prouver, n’est-ce pas ? En tant que joueur, on n’a aucun moyen de savoir si ce que l’on voit est généré par l’algorithme ou intégré par le développeur...

Rami : On ne peut pas le prouver. Mais si j’avais fait ce jeu, l’orbe serait non-déterministe.
 
On a ensuite parlé de narration procédurale, de We Happy Few, de SOMA ou encore d'Event[0] que nous avons testé à Factor et dont Rami a eu l'occasion de dire le plus grand bien entretemps sur son blog. Rami finit par me vendre un jeu dont nous n'avions pas entendu parler, Asemblance de Nilo Studios (fondés par des ex-Bungie).

Rami : C’est très court - non, je n’ai pas envie de dire que c’est un jeu très court ; tu peux le finir en 10 minutes, mais pour en faire le tour, c’est plutôt 6 heures. C’est une des expérimentations narratives les plus étranges et les plus fascinantes que j’ai vu depuis très longtemps. Et sans trop te le spoiler… tu participes à une sorte d’expérience de réalité virtuelle, mais pas de la RV telle qu’on l’entend habituellement, plutôt une véritable expérience de la réalité mais générée par ordinateur. Et non seulement, ton personnage n’arrive pas à distinguer le fictif du réel, mais en plus il ne sait même pas qui il est. Et ce n’est pas de l’amnésie de jeu vidéo : une grosse partie du jeu consiste à comprendre mais putain, qui es-tu ? Et le jeu simule les souvenirs de ton personnage, il te les reproduit. Tu ne sais pas qui tu es dans le jeu, mais le jeu, lui, le sait. Le truc qui est bizarre, c’est que le personnage ne sait pas qui il est ; toi, tu ne le sais pas ; mais l’IA qui contrôle la simulation, elle, le sait. Et là… t'as le scénario. C’est un jeu fascinant si tu es porté sur les trucs narratifs : au niveau superficiel, ce n’est pas si profond, mais si tu réfléchis à tout ce qui s’ensuit, c’est une des mes expériences narratives préférées depuis des années, et ce parce que c’est tellement nihiliste, c’est brutalement injuste, de voir ton personnage dans cet univers si dur, si sombre, tout en gardant pourtant espoir… c’est ce genre de jeu qui te rend inquiet. Tu y joues, et tu t’inquiètes, tu t’inquiètes pour la santé mentale de ton personnage, parce que tu ne peux pas faire confiance en quoi que ce soit... tu joues à travers des souvenirs qui pourraient avoir ou ne pas avoir été modifiés par une IA qui pourrait être ou ne pas être de ton côté… Distinguer ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas fait partie intégrante de ce jeu. C’est court, c’est linéaire, mais tu peux être coincé dessus pendant des jours. Finir le jeu une première fois se fait en un clin d’œil. Mais dès que tu commences à creuser, il y a tant à voir… Je ne veux pas en dire plus de peur de tout gâcher.
 
"Puis-je vous poser une dernière question ?" fis-je alors, "ma batterie va mourir" (ha ha ha) :

LP : Vous avez joué à The Witness ?

Rami : Oui !

LP : L'avez-vous fini ?

Rami : Non !

C'était juste parce que je l'entendais analyser des narrations mystérieuses depuis tout à l'heure et que je m'étais moi-même pris la tête sur la narration de The Witness, je lui ai donc demandé son point de vue.

Rami : Deux chose à propos de The Witness : c'est un jeu phénoménal, visuellement somptueux, mais c'est aussi le jeu le plus "d'auteur" auquel j'ai jamais joué. Jonathan Blow est le witness du titre. Et c'est ça le problème : je ne peux pas jouer à The Witness sans m’imaginer Jonathan Blow en train de me regarder, avec sa tête derrière mon épaule. J'adore Jonathan Blow, son travail de designer, son point de vue. Je ne suis pas toujours d'accord avec lui mais il n'y a pas de problème. Mais putain, ce jeu est tellement Jonathan Blow ! L'autre chose, c'est que même si je comprends pourquoi son jeu est basé sur les puzzles, il y en a trop. Quand j'ai compris le fonctionnement d'un puzzle, j'aimerais en avoir trois autres pour être sûr d'avoir compris, puis que le jeu me laisse passer à autre chose.

LP : Vous voulez dire qu'il y a trop de puzzles d'un même type ?

Rami : Oui ! A chaque fois qu'il y a un nouveau puzzle, il y en a une vingtaine.

LP : C'est intéressant parce que j'ai eu ce sentiment en jouant à Talos Principle, même si je n'y ai joué qu'un peu. Je me suis dit "OK, c'est un Portal-like, je déplace des tourelles, j'appuie sur un bouton, tout ça..." C'est n'est pas mauvais en soi, mais je savais déjà comment y jouer avant d'avoir commencé le jeu. Tandis que dans The Witness, j'ai eu l'impression d'apprendre toujours quelque chose, et même quand je comprenais l'astuce dès le premier puzzle, j'arrivais à finir les suivants rapidement pour passer à une nouvelle zone.

Rami : Mais perso je m'en fous de devoir prouver vingt fois que je sais résoudre un puzzle. Vous savez comment j'ai joué à The Witness ? À chaque zone, j'ai fait 3 ou 4 puzzles et je suis passé à la suivante. OK, il y a des miroirs, OK il y a les reflets de l'eau, des lasers, pas de lasers, ça va j'ai compris ! Donnez-moi cent puzzles différents, pas cent déclinaisons du même puzzle. Je comprends pourquoi le jeu est construit comme ça, il contient une certaine beauté et une certaine vérité, tout ce qui compte aux yeux de Jonathan Blow. Mais cette manière de progresser dans le jeu lui ressemble tellement... Je ne veux pas "être" Jonathan Blow, je suis très heureux que Jonathan Blow soit Jonathan Blow, et que personne d'autre n'ait besoin de l'être à sa place, parce que Jonathan Blow est incroyablement bon dans son propre rôle. The Witness est un jeu à propos de lui-même, et il très beau, incroyable, c'est une réussite. Mais est-ce que j'ai envie d'y jouer ? Certainement pas.

LP : C'est amusant parce que j'ai lu beaucoup de critiques rédigées par des joueurs qui n'avaient pas conscience qu'il s'agissait d'un jeu de Jonathan Blow, qui ne connaissaient ni le personnage ni son travail...

Rami : Mais c'est Jonathan Blow ! Le "Witness" est Jonathan Blow !

LP : ...et qui y jouaient comme si c'était un jeu compétitif. Ils jouaient contre le jeu , contre Jonathan Blow en fait, genre "êtes-vous plus intelligents que Jonathan Blow?".

Rami : Mais Jonathan Blow ne peut pas perdre à The Witness ! Si vous avez fini le jeu, vous ne pouvez pas être Jonathan Blow malgré tout. Si vous avez fini tous les puzzles, il les réinitialise pour vous. Si vous n'avez pas réussi tous les puzzles, vous avez perdu contre lui. Je pense que pour Jonathan, le pire échec serait que les joueurs ne soient pas intéressés par son jeu, et je suis désolé de dire que c'est mon cas. Visuellement j'aime tout dans ce jeu, l'architecture, les textures, la manière dont les décors sont sculptés, mais... le fond du jeu ne me correspond pas. The Witness est un jeu qui correspond à des personnes très spécifiques, et pour ces gens là c'est probablement l'un des meilleurs jeu de l'histoire.
Derrière nous, le buffet s'est intensifié. L'enregistrement devient inaudible. Il ne me restait que ces deux notes sur mon calepin :
 
“J’ai trouvé Suicide Squad pas mal, je n’ai pas haï ce film !”

“Gamasutra c’est le pire nom du monde. C’est déjà assez embarrassant à dire à haute voix dans l’industrie vidéoludique, alors face à des gens ordinaires…”


Et ainsi, sans que je comprenne très bien comment, on a fini par parler de Phil Fish.
 
Rami : J’adore Phil Fish. C'était le coup de pied dans la fourmilière dont nous avions besoin, et qui manque aujourd'hui à cette industrie.

LP : Il s’était montré tout de même un peu impoli avec ce développeur japonais...

Rami : Oh non, il n’était pas impoli.
Aussitôt, Rami se tourne vers l'homme qui s'était assis sur son canapé dix minutes plus tôt, un Japonais nommé Ichido Miyake (PDG d'une boîte de consulting basée aux Philippines), et lui demande :

Rami : Vous vous rappelez de Phil Fish ?

Ichido : Oui !

Rami : Vous vous rappelez de ce qu’il a dit sur les jeux vidéo japonais ?

Ichido : Euh…

Rami : Il a dit que les jeux japonais n’étaient plus aussi bons qu’ils ne l’étaient autrefois. Il a dit qu’il adorait les jeux japonais, qu’il avait grandi avec, mais qu’il déplorait leur design actuel, qu’ils essayaient trop de ressembler à des jeux étrangers… J’ai pensé qu’il avait raison, et je pense que les choses vont mieux depuis deux-trois ans, le Japon se fraie son propre chemin... Il est le seul au monde à avoir voulu le dire.

LP : Le seul, sérieusement ?

Rami : Il est le seul au monde à avoir osé le dire comme ça. (se tourne vers Ichido) Un développeur japonais lui avait demandé ce qu’il pensait des jeux japonais du moment, et il lui a répondu cash “c’est d’la merde”.

Ichido : (rires) Ah oui, il avait bien raison à cette époque.

Rami : Il avait raison, tout à fait ! Le truc avec Phil, c’est qu’il disait ce qu’il pensait. Il faisait partie des rares personnes dans cette industrie à qui tu pouvais simplement poser une question, et obtenir une réponse franche. Qu’importe si la réponse n’était pas belle à entendre, tu lui posais une question, tu avais sa réponse. Ne demande pas à Phil Fish si tu as une bonne mine aujourd’hui, parce que si ce n’est pas le cas…

LP : Il y a bien des gens dans l’industrie réputés pour être bruts de décoffrage.

Rami : Ouais, mais... être brut de décoffrage, c’est juste une variante de l’indélicatesse. Alors que Phil Fish, il ne pouvait tout simplement pas faire autrement. Ce n’était pas délicat ou indélicat, c’était Phil Fish. “Vous pensez quoi des jeux japonais ? Je pense que c’est d’la merde” : c’est Phil Fish. J’y étais. La question ne lui était même pas adressée directement, Phil a juste attrapé le micro, et au moment où il a fait ça, on était une vingtaine dans le public à connaître Phil, on s’est regardés et on était tous : “Oh merde, Phil a chopé le micro, on est foutus”.

LP : C’est un moment Kanye West, un peu !

Rami : Au moins Phil était déjà sur la scène, ça aide... Il me manque cruellement. Phil Fish me manque, Leigh Alexander [que nous avions évoqué entre nous plus tôt, et qui a cessé d’écrire sur le jeu vidéo] me manque...

LP : Ces gens-là, ils ont quitté l’industrie pour de bon ou ils sont juste genre, en congés ?
Rami : Ils sont toujours dans les parages. Ils ne sont pas partis, ils sont toujours là, ils font simplement leurs trucs.
Et voilà qui conclut, avec deux semaines de retard, la Factor Late Week où je vous ai raconté tant bien que mal mes pérégrinations au bord du Rhin, entre les stands de la GDC Europe et gamescom 2016. Il convient de remercier ici Rami Ismaïl, pour sa disponibilité et pour sa générosité, et Moutrave qui m'a épaulé pendant cet épatant entretien. Mais aussi Sam Hocevar de Dontnod, Elizabeth et Diane d'Accidental Queens, Théo et Romain de Psycho Scientists, Marion et Camille de Tourmaline Studio, David du Headbang Club, Night, Skywilly, LeenUyth, Vasquall, Chezmoa et CosmosDash de Game Side Story, Thomas de Flying Oak et Thomas d'ICO Partners, Noddus, Kip, Stoon et Gautoz de Quick Load, Junedananas de Jeuxvideo.com, Philémon de Cosmocover, Thibaut Trampont, Channie, Jet Martin, Douglas "l'imprésentable" Alves, Pierre TGO le gentil panda, la meuf du stand Indie Machin Showcase de Microsoft qui m'a fait rentrer par-derrière en intimant à ses collègues l'ordre de "leave the French guy alone", le mec sympa à qui j'ai filé mon badge avant de quitter Cologne pour qu'il puisse usurper mon identité le dernier jour de gamescom, j'en oublie sans doute plein olala la honte, et tant qu'on y est j'aimerais en profiter pour rappeler à Fabien Delpiano que ça va faire un an et deux mois qu'il me doit un domac.
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