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ARTICLE

Les règles du jeu : violences symboliques et commerciales dans le jeu vidéo.

kimo par kimo,  email
 

L’horizon, une forme totalitaire.

Dans d’autres propositions, comme Shenmue ou Little Inferno par exemple, cette question du temps peut en effet prendre un tout autre sens. Ces jeux nous le montrent, ce qui compte au fond, ce n’est pas tant la valeur marchande d’un temps investi que l’expérience personnelle et esthétique qu’on peut y trouver. Celle-ci peut aussi bien prendre la connotation positive du promeneur explorant un monde à son rythme que la forme d’une dénonciation nihiliste du joueur consumériste vissé sur sa chaise. Dans tous les cas, elle prend en charge la question du temps passé en jeu pour lui donner non pas une valeur, mais un sens. Plutôt que de vouloir rentabiliser ce temps, il faut donc accepter de le donner sans exiger de contrepartie matérielle ou symbolique. Puisque le jeu ne peut plus "acheter" notre collaboration, c’est sa capacité à nous mettre en mouvement de nous-même qui met à l’épreuve notre intérêt pour lui. La fin de celui-ci, lorsqu’elle est atteinte, est alors par essence déceptive, puisqu’elle signifie que la partie est terminée. Mais elle permet aussi au joueur de saisir son expérience depuis l’extérieur du jeu et d’en tirer quelque chose pour lui. Même un titre comme Diablo, joué en mode Hardcore[1], retrouve alors pleinement ses qualités fondamentales. En bornant théoriquement l’infinie consommation du joueur par la perte définitive de son personnage et de ses objets, il fait de son objectif autre chose qu’un besoin jamais satisfait de jouer plus pour posséder plus. Il renoue en partie avec l’aspect survivaliste premier du jeu vidéo.


 
Cette question de la survie, du game over en tant que fin définitive de la partie, qui sans le modèle arcade n’a plus vraiment de raison économique d’exister, a été éliminée d’un bon nombre de jeu. Les mécanismes et significations de la mort d'un personnage et de la fin du jeu ont été repensées, parfois avec de réelles ambitions de gameplay. Mais dans l’optique de son usage commercial, puisque la mort du joueur ne rapporte plus rien, elle a parfois été remplacée par d’autres moyens de fidéliser le client, ou du moins, d’agrandir le public. Car comme on l’a dit, cette élimination a permis en partie de supprimer la frustration qui pouvait, à terme, pousser le joueur non-accroc à arrêter de jouer. Ceci limite le public à qui le jeu peut s’adresser, puisqu’il faut, pour pouvoir y jouer, en avoir une certaine maitrise. En remplaçant ce rapport de connaissance par celui d’une consommation, qui récompense tout autant (voir plus) le temps passé à jouer que la maitrise précise des règles d’un jeu, on a certes permis à tout le monde de jouer, mais on a aussi souvent dilué la spécificité du jeu. 

Car pour faire rester le joueur dans le jeu, il est plus simple de le placer dans un rapport circulaire d’une consommation sans fin(s) de l’objet en le motivant par toute une gamme de récompenses fictives (achievement, passage de niveaux, activités annexes) qui viennent couronner des tâches que tous peuvent accomplir. Il faut faire la part des choses entre ce qui constitue des mécanismes aptes à nous faire jouer d’eux-mêmes, en fixant des contraintes et des règles dont on peut se saisir pour notre propre amusement, et ce qui fait partie des structures mises en place pour nous faire désirer un horizon sans cesse repoussé, qu’il faudra pourtant atteindre en peinant.

L’asservissement circulaire.

Bien entendu, la prise de conscience de ces mécanismes ne signifie pas qu’on doit nécessairement arrêter de jouer. On l’a dit, ces rapports de pouvoir sont intrinsèques à la représentation et si ils sont plus visibles dans les objets les plus ancrés dans le système commercial, ils n’en détruisent pas pour autant nécessairement leur intérêt ludique et artistique[2]. Ces productions sont complexes et les décisions qui les font naitre motivées par une foule d’intérêts et de contraintes. Ils sont conçus par des équipes d’individus qui, s’ils collaborent à la production globale, ont leurs propres ambitions, leurs propres motivations et conservent un pouvoir, même s’il est sous tutelle. L’objet est donc lui-même rempli de contradictions en lutte les unes avec les autres. La violence structurelle qu’on fait subir au joueur a donc son contrechamp, son contrepouvoir, au sein même de la fabrication des objets. Non seulement ils sont dépendants au fait de rendre le joueur dépendant - donc de le séduire - mais pour cela,  ils doivent eux-mêmes collaborer avec ou faire collaborer des individus compétents qui ont souvent d'autres desseins que de faire un jeu purement commercial.
 
Dès que nous entrons dans une logique AAA, les moyens de production mobilisés sont importants et couteux. Par conséquent, il est absurde de la part du public d’espérer en obtenir autre chose qu’un produit grand public. Bien sûr, un jeu comme Super Meat Boy peut se permettre de s’adresser à un public niche puisqu’il est développé par deux personnes pour des frais relativement minimes, mais c’est une toute autre logique qui anime les gros studios. Par exemple Square-Enix s’est fâché avec beaucoup de joueurs pour avoir fait des reboot dits modernes de licences connues, ou du moins non fidèles à l’esprit des premiers jeux. On peut critiquer cette façon de faire et reprocher la différence qualitative entre le reboot et l’original, mais si on nie le caractère économique du marché vidéoludique, on passe à côté d’un aspect très important de cette supposée dénaturation. 
Les conditions de production ont tellement évolué qu’on ne peut espérer retrouver les objets tels qu’ils étaient à l’époque.
 
De fait, Square-Enix a investi beaucoup d’argent pour acheter des licences et produire un objet correspondant aux attentes graphiques actuelles. Peut-on alors lui reprocher de vouloir toucher un large public pour tenter de rentrer dans ses frais ? Est-il légitime d’attendre de la société une attitude économiquement suicidaire pour le plaisir de quelques vieux fans ? Bien sûr, les développeurs ont tenté de maintenir le plus possible leur intégrité et leur ambition[3], l’éditeur aussi d’ailleurs, dans l’espoir (entre autres) de conquérir un nouveau public tout en capitalisant sur l’ancien. Reste que s’il faut sacrifier la base de fans pour obtenir le résultat financier escompté, alors il n’hésitera probablement pas à le faire. Il est possible que ces décisions puissent être jugées absurdes ou irrationnelles vues de l’extérieur, qu’elles semblent être prises par les « mauvaises personnes » (dans ce cas, généralement le marketing et pas les développeurs). Mais qu’elles échouent ou non à remplir leurs objectifs, ceux qui les prennent sont persuadés qu’elles sont logiques pour la survie de l’entreprise. Les ambitions et les nécessités économiques qui s’expriment par ces décisions seront ensuite directement répercutées sur la forme que prendra - ou non - l’objet, et donc sur le joueur. La dimension de violence qui existe entre lui et le jeu est ainsi souvent une conséquence du régime de production de ces derniers, surtout lorsqu’ils sont faits pour vendre à l’image (plus ou moins juste) que l’entreprise se fait de son public. Cette logique d’auto-asservissement cynique, qui va parfois jusqu’à servir de justification particulièrement malhonnête à la médiocrité de certains jeux, est bien symptomatique d’une idéologie qui place les recettes en tête de ses priorités tout en en plaçant hypocritement la responsabilité de cette violence sur les victimes[4].

Le bouc, la chèvre et les moutons.

Car dans cette affaire, il ne faut pas oublier que le travail d’une entreprise privée consiste d’abord à servir ses propres intérêts. Faire croire à ses clients que son bien-être est le centre de ses préoccupations n’est qu’un moyen de remplir cet objectif[5]. En réalité, la satisfaction client est souvent une simple contingence, et si on peut s’en passer et vendre quand même, on le fera probablement. Bien sûr, dans les cas extrêmes, DLC abusifs et suites annuelles, les motivations commerciales se mettent facilement à jour car elles sont utilisées de façon grotesque par les éditeurs et les développeurs. Ils savent qu’une partie d’entre nous est prêt à mettre 5€ dans un skin et s’ils n’obligent personne à acheter, ils tentent constamment les consommateurs de leurs produits. Reste que généralement, même un jeu comme Diablo 3, que nous avons largement critiqué, mais aussi défendu, a l’obligation de proposer un minimum qualitatif au joueur. Tout simplement car si le jeu est trop mauvais, alors personne ne voudra y jouer[6] et l’investissement énorme qui l’a fait naitre ne sera jamais rentabilisé. La campagne promotionnelle a beau participer grandement à ce succès, si le jeu ne parvient pas au moins à faire illusion, les institutions n’hésiteront pas à s’en désolidariser et à crier à l’arnaque. Quand la violence économique est trop visible, même les instances critiques les plus consensuelles peuvent faire preuve d’esprit critique et capitaliser ainsi sur quelques moutons noirs unanimement conspués pour se légitimer. La contrepartie de ce système, c’est que n’importe quel jeu draguant une mauvaise image pourra être victime d’une liquidation en règle (mais rarement unanime cependant). Ce type de jugement à l’image permet la négation totale ou partielle du travail réel qui, hors de toute question commerciale et médiatique, lui a donné naissance. Il fait souvent l'économie d'une critique complète pour ne juger que le contenu et les mécanismes de l'objet (qui doit correspondre à une image) sans jamais en analyser ou en questionner les fonctions.
 
Sur ce terrain de l'image, contrairement à ce qu’on pourrait attendre, les pires abus ne se situent pas nécessairement dans les objets grands publics, astreints de par leur modèle économique à un minimum de qualité, ne serait-ce que pour protéger le futur de leur marque. 
C’est pour cette raison qu’ils font parfois preuve d’un travail remarquable dans bon nombre de domaines, particulièrement dans tout ce qui touche au spectaculaire. Les pires abus, ceux qui permettent le plus clairement de dévoiler la rhétorique retorse du prétexte divertissant (et du type de critique qui l'accompagne), sont plus souvent l’œuvre de francs-tireurs indépendants et opportunistes qui n’ont pas à se soucier d’autre chose que de capitaliser sur « un coup ». Ces cas illustrent bien la façon dont on peut utiliser cyniquement le consommateur en lui faisant croire qu’on travaille pour lui. La perversion particulière de ces modèles vient du fait que, contrairement aux grosses structures qui provoquent toujours un minimum de méfiance chez le consommateur, capable d’en saisir la vocation commerciale, ces jeux travaillent généralement avec la complicité du joueur.

 
Goat Simulator[7] en est le dernier exemple en date. Il profite d’un buzz créé par un concept « cool » pour vendre une blague potache aux rieurs[8]. Si tout le monde rigole bien, certains dépensent tout de même 10€ tandis que les autres encaissent, et ça par contre, ce n’est pas de la blague. Au final, le consommateur rit surtout à ses dépens, puisque le jeu est bien une plaisanterie, mais faite à son insu. On touche là le point extrême où le concept de divertissement n’est plus que prétexte à arnaquer les gens en neutralisant toute possibilité critique. Pourquoi en effet prendre la peine de réfléchir sur un objet qui ne prétend même pas être un vrai jeu ? Pire, qui se vend justement pour cette raison. Le consommateur prend d’ailleurs parfois lui-même sa défense sur cette seule idée, qui épouse alors la forme bien curieuse d’un éloge de la médiocrité (c’est drôle parce que c’est con, nul et buggué[9]). Ce qui constitue des défauts manifestes dans un jeu AAA deviendrait soudain positif sur le simple prétexte que c’est assumé. En douter c’est prendre le risque de passer pour un rabat-joie autoritaire incapable de comprendre la plaisanterie et de s'en amuser. Voilà comment on pousse le joueur à nier tout discours critique, ou du moins à avoir une certaine complaisance, sous le prétexte bien réel qu’il n’y a là rien à critiquer. Mais si c’est le cas dans l’objet lui-même, dans la blague, lecritique ne peut pas uniquement se fixer pour objectif de « comprendre » l’objet de l’intérieur, mais bien d’en dénoncer l’usage cynique qui en est fait. C’est pour cette raison qu’il ne faut pas ignorer les conditions économiques et idéologiques qui produisent et vendent l’objet. Les producteurs eux, ne l’oublient en tout cas jamais. Il s’agit bien sûr ici d’un cas extrême, et même alors, personne n’a la légitimité nécessaire pour interdire à quiconque de s’amuser sur Goat Simulator : chacun reste et doit rester libre de consommer comme il le veut.
 
Mais lorsque l’objet lui-même capitalise sur un mensonge manifeste ou des structures qui en dissimulent les implications les moins séduisantes, cette liberté n’en est plus vraiment une. La libre consommation n’existe en effet que lorsque le consommateur a les moyens de se détacher du discours commercial omniprésent, qui enrobe l’objet sous des atours forcément bienveillants et incitatifs. Pour cela, il lui faut démystifier la complicité artificielle qui existe entre lui et la proposition qu’on lui fait. Sortir du discours de l’objet pour en contempler tous les enjeux permet seul à son désir de s’y reconnaitre pleinement et d’y adhérer en connaissance de cause. D’autant que certains jeux, n’hésitent pas, pour vendre, à emprunter les codes des objets qu’on a aimé, voir même dans certains cas jusqu’à notre propre discours critique (comme Far Cry 3, mais de façon plus visible encore Don’t Move[10]).

 
Le jeu vidéo n’est pas à prendre comme simple objet de divertissement, mais aussi et surtout comme le système de représentation extrêmement riche qu’il est. Ses techniques de création, de production et de diffusion permettent non seulement d’en construire la théorie esthétique particulière, mais configurent également de manière inédite des questions propres à la représentation en général. Questions qui sont aussi bien artistiques que politiques et qui reflètent une vérité de notre rapport contemporain à l’image et à leur consommation. Conscient des interrogations, mais aussi des opportunités ainsi ouvertes, des jeux se sont d'ailleurs déjà emparés du problème avec toute la puissance du medium. Mais ce travail ne peut faire l’économie d’une analyse du sens par la forme par le consommateur lui-même. Comme pour toute image, il faut quitter le face à face en sortant de la place qu’il nous demande d’investir. Car regarder l’objet de biais est la seule façon d’espérer désactiver les dispositifs de fascination et de séduction grâce auxquels il nous engage. Le terme d’engagement étant ici à prendre au sens fort, la nécessité d'en avoir le contrôle est loin d'être une question anecdotique.

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[1] Mort permanente.
[2] Toute la peinture de la renaissance s’est construite sur l’utilisation par les pouvoirs économiques et politiques des artistes. Cette réalité n’enlève rien à la qualité de leur programme esthétique.
[3]Il est intéressant d’évoquer le cas Thief, dont la durée de développement et les changements constants et quelquefois contradictoires dans le game design ont été parfois traité par le mépris des joueurs et la presse. Or ils sont sans doute symptomatiques d’une lutte entre deux stratégies commerciales opposées (modernisation ou respect de l’héritage) dont l’une visait justement à satisfaire cette frange de fan. Incapables de réconcilier les contraires, ils ont choisi de laisser au joueur la possibilité de paramétrer le jeu pour se construire sa propre expérience. Réponse qui présente certes des défauts, mais qui n’est dans le fond pas plus mauvaise qu’une autre et qui a le mérite de proposer - au moins sur le papier - un compromis entre ce que veulent les joueurs et ce dont a besoin l’entreprise.
[4] L’excuse classique du « on y peut rien, c’est ça qui se vend » comme si ces entreprises n’avaient pas les moyens de faire autre chose. Far Cry 3 constitue d’ailleurs un accomplissement exemplaire de ce nihilisme circulaire.
[5] quand Blizzard supprime l’hôtel des ventes dans Diablo 3, ce n’est pas pour rendre service au joueur après l’avoir exploité de nombreux mois. Même si dans les faits, la qualité de jeu s’améliore instantanément. On pourrait croire que c’est une façon de redonner le pouvoir aux joueurs, mais en réalité, Blizzard remplace habilement un système d’asservissement de l’individu à la loi du libre marché (censé bien sûr se réguler de lui-même mais en réalité vérolé par la spéculation de tricheurs) par un contrôle institutionnel sécuritaire et autoritaire (soit le sien), qui réglemente par la loi (règles fixées par Blizzard) le libre-échange de tout le monde. Il écrase ainsi un marché noir dont il ne tire aucun profit en retirant la liberté pour les joueurs de disposer comme ils l’entendent de leurs objets.
[6] C’est dans cette optique qu’il est intéressant d’examiner un jeu comme Far Cry 3
[7] Une « simulation » de chèvre dans un monde ouvert. Viscera Cleanup en constitue peut-être un autre exemple.
[8] Ce faisant, il « emprunte » d’ailleurs l’imagerie d’un autre jeu (Farm Simulator) qu’il parodie, capitalisant ainsi aussi sur l’image d’une autre série tout en se moquant de son public.
[9] Voir les commentaires positifs sur le jeu dans les commentaires Steam.
[10] Don’t Move. Pour Far Cry 3, le texte d’analyse est rédigé. Il disponible sur demande ou via une publication prochaine.
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